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18 Jan, 2022
À la source du mal-être étudiant
Pris en compte depuis quelques années sur le campus, le phénomène du harcèlement et de la discrimination fait désormais l'objet d'un cycle de formation dans l'emploi du temps des étudiants de 1re année. La prise de conscience y est souvent au rendez-vous, et la parole libérée
Le réflexe est toujours là, hérité du collège. L'amphi Landry de la fac de droit est le plus grand du campus cortenais, mais l'étudiant est attiré par la dernière rangée de sièges, loin, beaucoup trop loin de celui qui tient à l'interactivité de sa séance. "Venez vous asseoir devant, ce n'est pas plus cher", lance Daniel Berland à l'attention des étudiants qui semblent hésiter. La thématique à l'ordre du jour crée-t-elle le malaise ?
La rencontre n'a pourtant rien de facultatif, ni d'optionnel. Elle apparaît régulièrement dans l'emploi du temps de tous les étudiants inscrits en 1re année, toutes filières confondues, car l'autorité universitaire estime que ceux qui découvrent le campus sont sans doute les plus exposés à ce que le formateur de la Société d'entraide et d'action psychologique appelle "les phénomènes de bouc émissaire".
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Accrédité au sein d'une association qui porte le projet "Sentinelles et référents", Daniel Berland y voit tout ce qui peut empoisonner la vie étudiante, mais pas que... "Nous intervenons également au collège, au lycée, auprès des collectivités, associations ou entreprises pour lutter contre tout ce qui conduit au harcèlement, à la discrimination, à l'isolement."
L'Université de Corse s'intéresse depuis longtemps à ce phénomène qui avance toujours masqué. Au mois de juin dernier, l'institution rendait publiques les conclusions d'une enquête, sans rien révéler d'alarmant (lire par ailleurs). Sans occulter non plus le fait que le harcèlement sévit de temps à autre, là où la vigilance s'impose. "Dès la rentrée, nous mettrons en place de la formation et des opérations innovantes, car l'université se doit d'être proactive face à cette problématique", avait alors déclaré le président Federici. La présence d'un représentant du pôle discrimination, violence et santé de la Sedap, durant toute cette semaine, entrait justement dans le cadre de cette stratégie basée sur la formation et la sensibilisation. Les étudiants ont-ils accroché pour autant ? Le sempiternel "ça n'arrive qu'aux autres" a-t-il au contraire prévalu ?
Ce jour-là, dans le groupe d'étudiants en droit qui a pris place dans l'amphi, nombreux sont ceux qui pianotent sur leurs smartphones pendant que Daniel Berland s'efforce de faire passer son message. Il expose les différents mécanismes à partir desquels le bouc émissaire entre en souffrance, détaillant aussi les rôles que les acteurs sont souvent conduits à jouer là où le malaise s'installe parfois. Créé souvent par la seule indifférence à l'égard d'un individu. Les étudiants dans tout ça ? "Certains ont peut-être l'air absents, mais ce que l'on observe souvent, confie Sophie Rossi, l'assistante sociale de l'université, c'est que ceux qui semblent les moins concernés cachent une attention de tous les instants." Quoi qu'il en soit, un chiffre communiqué par Daniel Berland fige inévitablement le jeune auditoire. "En France, tous les ans, entre 350 et 400 jeunes mettent fin à leur jour. Soit un suicide par jour..."
La formule, "ici, tout le monde se connaît", se fait entendre
Ce cycle de rencontres est certes conçu pour former, faire comprendre que l'étudiant se doit d'être un acteur face à ce poison insidieux. En parler s'il en est la victime, alerter s'il en est le témoin, voire rompre l'isolement de celui qui est exposé. Le rendez-vous est également proposé pour libérer la parole, bien que cela n'ait rien d'évident. Du moins dans l'immédiat, en public. "Ce n'est pas forcément ce que l'on attend", précise d'ailleurs Sophie Rossi qui, cette semaine, a ouvert chacune des séances. Pour se présenter, expliquer que son service propose une cellule de veille et d'écoute. À la disposition de tout un chacun. "Souvent, ces instants sont un révélateur pour l'étudiant qui comprend, à l'écoute de ce qui est expliqué, qu'il est une victime ou un témoin, poursuit l'assistante sociale. Dès lors, certains viennent nous voir, dans les jours, les semaines et les mois qui suivent pour nous dire ce qu'ils n'ont pas osé dire pendant ces séances." Pour Daniel Berland, un signe ne trompe pas. "Dès que l'on affiche l'information pratique de la cellule de veille, au rétroprojecteur, ils brandissent leurs smartphones pour faire une photo." Mais l'instant est parfois jugé le plus opportun. Cette semaine qui s'achève a été aussi celle des prises de parole dans l'amphi. En premier lieu, une intervention programmée à chacune des séances. Celle de trois étudiantes en arts appliqués soucieuses de faire passer le message d'une vidéo réalisée par leurs soins, sur le thème des violences faites aux femmes. Puis d'autres, plus inattendues, au-delà de la seule participation au débat qui s'instaure dans un cadre interactif.
L'aparté qui suit est souvent le moment clé. "Après un signe de la communication non verbale, raconte le formateur de la Sedap, comme la colère qu'a exprimée en séance un étudiant, avant de venir nous voir plus discrètement pour se livrer, nous expliquer qu'il était en souffrance." Mais la plupart du temps, le témoignage fait état de faits antérieurs à la découverte du campus. Car pour se livrer, l'étudiant a souvent besoin d'un autre environnement que celui de ses tourments. Ceux d'un bouc émissaire distingué par sa singularité culturelle, sa tenue vestimentaire, jusqu'à un simple zozotement. "La distinction par laquelle le harceleur désigne sa proie est infinie", insiste Daniel Berland, qui n'a pas entrevu pour autant de singularité corse, lui qui aborde la question partout en France. "Malgré tout, la formule, ''ici, tout le monde se connaît'', se fait entendre, histoire de faire comprendre que la prise de parole n'est pas facile. On entend aussi des choses sur l'image d'une île de beauté qui a aussi son revers de la médaille."
Sophie Rossi s'attend sûrement à voir grossir son carnet de rendez-vous dans les prochains jours. "Vous savez, quand je suis arrivé à l'université, il y a 11 ans, ce type de rencontres prenait l'aspect d'une simple conférence, d'un moment vraiment exceptionnel. Aujourd'hui, ces rendez-vous sont réguliers et ils figurent dans l'emploi du temps de l'étudiant. C'est déjà une victoire, car ils servent avant tout à leur dire l'essentiel : nous sommes là, pour vous."